II) La mondialisation des firmes et le management stratégique

Alors que les théories de la production internationale se sont rapidement développées à partir des années 60, les analyses relatives au management des FM ont connu une apparition beaucoup plus tardive. Dans leurs début, elles se sont centrées sur des questions liées notamment à

la gestion des flux financiers ou

la modélisation des prix de transfert entre les filiales

Le but est alors, compte tenu des bénéfices et des droits de douanes, de maximiser le profit consolidé. De rares travaux, à la fin des années 60, s'intéressent à la question des choix de localisation, mais ceux-ci sont traités simplement avec des méthodes d'évaluation multicritères des pays en appréciant le " climat d'investissement " à partir d'une batterie de variables comme :

la stabilité politique

le taux d'imposition,

le taux d'inflation,

le taux des salaires,

etc.

On abouti ainsi à l'établissement de scores permettant de comparer les nations afin de déterminer l'implantation optimale. Ce n'est qu'au milieu des années 80 que les préoccupations du management stratégique vont réellement prendre en compte la dimension internationale des firmes. L'auteur qui joue un rôle décisif dans cette mutation est Michael Porter ; lors d'un symposium qu'il organise en 1983-84, il présente la première tentative de théorisation de la globalisation des firmes et des industries (Porter, 1986a).

2.1. L'avantage concurrentiel dans les économies ouvertes

A la fin des années 70, les travaux de Porter s'inscrivent dans une synthèse originale entre l'économie industrielle et le management stratégique, en mettant en avant l'analyse concurrentielle qui conduit à retenir comme niveau d'analyse le secteur, puisque ce n'est qu'à ce niveau que l'on peut repérer les concurrents d'une firme. Selon cette approche, la stratégie d'une firme repose sur la recherche d'un avantage concurrentiel soutenable sur ses rivales.

Dans un premier temps, jusqu'aux travaux publiés en 1985, les contributions de Porter portent sur la conquête de l'avantage concurrentiel dans une économie fermée, ce qui le conduit à l'étude du positionnement des firmes au sein du secteur où elles interviennent.

A partir de cette date, ses recherches vont explicitement prendre en compte la dimension internationale de la concurrence.

On peut s'étonner de cette prise de conscience tardive du rôle de la concurrence internationale par des auteurs américains. Ce décalage entre les préoccupations européennes et japonaises, d'une part, et américaines, de l'autre, provient du rôle limité des échanges extérieurs pour les firmes des Etats-Unis. Expliquons cela : Paul Krugman, constatant le doublement de la part des exportations et des importations dans le PNB des Etats Unis entre 1960 et 1980, analyse ainsi le changement qui en résulte pour la firme industrielle représentative (Krugman, 1986).

Dans la première période, elle vend aux Etats-Unis et ne connaît que la concurrence des firmes domestiques.

Dans la deuxième période, cette firme exporte ou doit faire face à une concurrence étrangère importante. Il faut ajouter, à la fin des années 80, que la firme industrielle nord-américaine représentative est confrontée à la concurrence des firmes étrangères implantées aux Etats Unis et que cela induit des tentations protectionnistes supplémentaires. Ce changement permet de comprendre que les auteurs américains comme Porter, ne soient sensibilisé à la dimension internationale de la concurrence que dans les années 80 : le marché internationale ne représente, pour la firme américaine moyenne, qu'un débouché très secondaire.

2.1.1. Secteurs multidomestiques et secteurs globaux

Selon Porter, la concurrence internationale ne se déroule pas dans les mêmes conditions selon les secteurs ; ceux-ci peuvent être rangés le long d'un spectre dont les deux extrémités sont :

d'un côté les secteurs multidomestiques et

de l'autre les secteurs globaux (l'usage s'étant répandu de qualifier ainsi le cas de secteurs qu'il conviendrait de traiter de mondiaux).

Dans les premiers, la concurrence dans chaque pays est indépendante de celle qui se déroule dans les autres, ce qui conduit à des avantages concurrentiels de la firme spécifiques à chaque pays (Porter, 1986). Des secteurs qui présentent ces caractéristiques sont par exemple :

Le commerce de détail,

Les assurances, …

Dans les seconds, " la position concurrentielle d'une firme dans un pays est significativement affectée par sa position dans d'autres pays et vice versa ". Le secteur au niveau international n'est donc pas " une collection de secteurs domestiques mais une série de secteurs domestiques reliés dans lesquels les rivaux sont en concurrence sur une véritable base mondiale ". Les exemples cités par Porter de tels secteurs sont :

L'aéronautique,

Les semiconducteurs

L'automobile, …

Selon le type de concurrence internationale qui prévaut dans un secteur, les stratégies des firmes doivent être élaborées selon des principes tout à fait différents (Porter, 1986) :

Dans le cas des secteurs multidomestiques, la stratégie qui s'impose est celle d'une gestion de portefeuille, dans chaque pays étant abordé en fonction des caractéristiques spécifiques de la concurrence. En effet, l'indépendance des résultats obtenus sur chaque marché conduit à rechercher, par exemple, des pays caractérisés part des cycles conjoncturels décalés afin de bénéficier d'un avantage concurrentiel. Par ailleurs, les firmes ne sont pas contraintes de s'engager dans la concurrence internationale ; elles ne le font que si elles disposent d'avantages concurrentiels leur permettant de compenser les coûts supplémentaires impliqués par l'entrée dans de nouveaux marchés étrangers.

Dans les secteurs globaux, en revanche, une stratégie de portefeuille ne permet pas de conquérir des avantages concurrentiels, en raison des interdépendances entre les résultats obtenus sur les différents marchés. La stratégie qui permet de bénéficier des liaisons entre les pays est l'intégration des activités sur une base mondiale, ce qui nécessite une coordination importante entre les différentes filiales.

Porter développe une analyse de cette stratégie à partir des notions de configuration et de coordination des activités sur lesquelles on va s'arrêter plus en détail, ainsi que sur celle d'activité elle même.

2.2.2. La configuration et la coordination des activités

Porter assoit son analyse de la stratégie sur une représentation de la firme en termes de " chaîne de valeur ". Cela consiste à décomposer le processus de production et de commercialisation en une suite d'activités qui contribuent toutes à la création de valeur par l'entreprise. Ces activités relèvent de deux catégories :

les activités de soutien, qui correspondent en quelque sorte aux aspects de base du fonctionnement de la firme, et

les activités primaires, qui sont directement liées à la production et à la commercialisation des biens et services

(cf. Graphique 1)

Chacune des activités peut contribuer à l'obtention d'un avantage concurrentiel ; dans le cadre de la concurrence internationale, une nouvelle possibilité d'obtention de cet avantage est ouverte par la possibilité de localiser les activités dans différents pays. Cette localisation des différentes étapes de la chaîne de valeur soulève deux problèmes différents :

Celui de la configuration des activités de la firme dans le monde

Celui de la coordination de ces activités.

L'exemple de la R&D :

la configuration renvoie au choix qui est fait entre une ou plusieurs localisations des centres de recherche et des pays spécifiquement retenus pour ces localisations.

La coordination est concernée par la répartition des tâches entre ces centres, l'importance des échanges entre eux et la localisation et les séquences d'introduction des nouveaux produits dans le monde (Porter, 1986).

Sur la base de ces deux dimensions, Porter propose une visualisation des stratégies internationales des firmes dans un graphique (Graphique 2) où figurent :

En abscisses, le configuration des activités qui varie entre deux pôles :

La dispersion géographique

La concentration géographique

En ordonnées, la coordination des activités qui varie entre :

Une coordination faible

Une coordination forte

Pour l'ensemble des activités, la firme doit réaliser un choix qui porte simultanément sur la coordination des activités et sur leur configuration.

Les quatres angles du graphique correspondent aux combinaisons extrêmes des deux dimensions de la stratégie internationale et renvoient à des stratégies fortement différenciées, qui reposent sur des distinctions traditionnelles, comme la modalité utilisée pour approvisionner le marché étranger (IDE ou exportations), mais qui tiennent également compte des deux dimensions introduites par Porter pour dépasser cette opposition primaire. En effet, une firme qui implante des filiales à l'étranger mais qui laisse une grande autonomie à ces filiales (angle sud-ouest du graphique) n'a pas la même stratégie qu'une entreprise qui organise des interrelations fortes entre ces filiales (angle nord-ouest du graphique).

Il est important de souligner que les stratégies des firmes dans un secteur global ne sont pas nécessairement identiques. En effet, les options ouvertes aux firmes, en fonction de leurs caractéristiques propres, mais aussi en fonction des types de marchés desservis, des choix en matière de produits, …, peuvent conduire à des combinaisons coordination/configuration radicalement différentes, qui sont à la source de l'avantage concurrentiel.

Un exemple :

les stratégies des grandes firmes du secteur automobile Porter représente au début des années 80 les stratégies internationales comparées de :

Général Motors

Ford

Toyota

Et leur évolution.

Graphique 3

Pour construire ce type de graphique, il est nécessaire de collecter des informations sur les stratégies suivies par les firmes, tout d'abord sur leurs implantations à l'étranger. Les grands traits que l'on peut retenir :

- General Motors est l'une des firmes qui produit le plus en dehors de son espace national d'origine. Par ailleurs, General Motors a choisi une stratégie internationale centrée sur des pays, avec des unités de production dépourvues de liens entre elles, ce qui manifeste notamment par la différence dans les noms de marques utilisées selon les pays (Opel en France et Allemagne, Vauxhall au Royaume Uni). Mais cette firme tend à adopter des stratégies plus globales, par exemple en diminuant le nombre de plateformes utilisées pour produire les différents modèles.

- La stratégie de Toyota est initialement celle de la concentration du plus grand nombre possible d'activités dans un pays (le Japon) et d'approvisionnement du monde entier à partir de cette base, avec une coordination forte des activités qui par nature doivent être accomplies à proximité des clients.

- Ford est dans une situation intermédiaire car cette firme ne pratique qu'une coordination à l'échelle régionale. Les flèches figurant sur le graphique 3 indiquent le sens dans lequel ces firmes sont en train de modifier leurs stratégies internationales, Ford et General Motors adoptant des stratégies plus globales et Toyota dispersant ses activités, en implantant à partir des années 80 des filiales de production à l'étranger (USA, Europe).

Un autre exemple (Fiat) montre combien les stratégies peuvent changer en peu d'années : En 1988 Fiat comme Renault, a réduit ses implantations à l'étranger ne conservant que la Turquie comme base étrangère. Mais dans les années 9à Fiat a développé la production en Pologne de produits bas de gamme destinés à l'ensemble du marché européen (Cinquencento et Seicento), puis des modèles Palio et Siena, destinés aux marchés émergents et produits au Brésil, en Argentine, en Pologne, au Vénézuela, au Maroc, en Turquie, et encore d'autres implantations sont prévues. Sur la graphique, de 1977 à 1988 les activités de Fiat se concentrent géographiquement, alors qu'elles se dispersent ensuite, avec une coordination renforcée (la conception des modèles se fait uniquement à Turin).

L'analyse de Porter conduit à une indication intéressante sur les variables qui peuvent indiquer l'existence d'une concurrence globale dans un secteur : le développement des IDE n'est pas nécessairement significatif, puisque, nous l'avons vu, la gestion des filiales à l'étranger dans une logique de portefeuille est caractéristique d'une concurrence multidomestique.

En revanche, la concurrence globale implique la présence de filiales dans de nombreux pays, mais aussi de relations d'échange entre ces filiales, notamment de composants fabriqués dans ces filiales spécialisées et qui font ensuite l'objet de montage dans une ou plusieurs filiales. Porter considère donc que l'existence d'un commerce intra branche, c'est-à-dire la coexistence, pour un secteur et un pays donné, d'importations et d'exportations, est indicateur de l'existence d'une concurrence globale (Porter, 1986b).

Cependant cet indicateur doit être considéré avec prudence : le commerce intra branche n'est pas nécessairement réalisé au sein d'une FM qui pratique une politique de localisations spécialisées des activités entre ses filiales. Le commerce intra branche peut en effet tout simplement résulter de la différenciation des biens, les importations et les exportations portant sur des variétés différentes du même bien. Exemple : Dans le cas du secteur automobile Il existe deux composantes du commerce intra branche :

La première relève des goûts des consommateurs et de la spécialisation des constructeurs.

Exemple : la France par exemple importe des automobiles allemandes et italiennes tout en exportant des véhicules vers les marchés allemand et italien. Ces flux n'ont rien à voir avec la globalisation au sens de Porter.

La seconde relève d'un commerce entre les filiales des multinationales, ainsi qu'entre ces filiales et leur maison mère ;

Exemple : Ford répartit la production des composants entre ses usines européennes d'une stratégie à l'origine d'un commerce intra branche important. Mais cette stratégie porte sur des demi-produits et non sur ds produits finis.

C'est uniquement cette partie du commerce internationale intra branche, à savoir le commerce interne aux firmes multinationales qui peut être retenu comme un indicateur de la globalisation contrairement aux assertions de Porter.

2.1.3. Les choix de localisation des activités

Dans le schéma général établi par Porter, une firme peut obtenir un avantage concurrentiel grâce à ses décisions en matières de localisation des activités composant la chaîne de valeur. La détermination de la stratégie optimale dans ce domaine conduit à envisager deux problèmes distincts mais liés.

Le premier est de savoir si les activités doivent être ou non concentrées dans un petit nombre de sites ;

Le second est de déterminer précisément les caractéristiques des localisations où doivent être implantées les activités.

Pour résoudre ces deux problèmes, Porter distingue quatre facteurs favorisant la concentration des activités dans un petit nombre de localisations :

1) l'existence d'économies d'échelle dans l'activité,

2) l'existence d'une courbe d'expérience spécifique à la firme dans une activité,

3) l'existence d'un avantage comparatif pour la réalisation de l'activité dans une ou un petit nombre de localisations

4) l'existence d'avantages de coordination dans la localisation simultanées d'activités liées, comme la R&D et la production.

Les deux premiers facteurs déterminent le nombre de sites dans lesquels une activité est mise en oeuvre. Les deux derniers expliquent le choix précis des localisations. Cependant un traitement rigoureux des choix de localisation est beaucoup plus complexe.

La localisation à l'étranger peut être recherchée tout d'abord dans une pure logique de diminution des coûts. C'est là le déterminant essentiel retenu par l'opinion publique, à l'origine notamment des débats sur la " délocalisation " des activités productives et de ses conséquences sur les nations industrialisées. Dans ce débat, la diminution des coûts est assimilée exclusivement à la recherche des coûts salariaux les plus faibles. Cependant, la recherche de l'avantage compétitif par les firmes

1) ne peut en aucune manière se résumer à cette seule motivation, même s'il est non moins vain de nier son existence

2) les différents internationaux dans les coûts salariaux sont loin d'être la seule composante des coûts de production des firmes.

Dans les quatre facteurs recensés par Porter, trois renvoient à des dimensions différentes des coûts de production ; seul le troisième (l'existence d'un avantage comparatif) peut renvoyer à l'existence de différences internationales entre les coûts unitaires du travail mais il ne se résume pas uniquement à cela.

1) l'existence d'économies d'échelle dans l'activité,

Elles sont liées aux processus de production mis en oeuvre ; selon la nature technique de ces processus, elles existent ou non, sans que la firme puisse en général influer sur cette variable, du moins à court terme. En revanche, lorsqu'il existe de telles possibilités, la concentration des productions du même type dans des unités permettant d'atteindre la taille minimale optimum est un moyen de diminuer les coûts unitaires de production. La contrepartie d'une telle localisation est l'existence de coûts de transport, · soit entre les filiales si la production concerne des produits intermédiaires · soit entre la filiale et le marché, dans le cas des produits finaux.

2) L'existence d'une courbe d'expérience spécifique à la firme

Elle est en partie de même nature que les économies d'échelle, c'est-à-dire est fonction du processus de production utilisé, mais elle peut également être le résultat d'une politique délibérée de la firme, qui assure une gestion des ressources humaines susceptible de capitaliser l'apprentissage et de le diffuser entre les salariés. La courbe d'expérience, comme les économies d'échelle, est liée aux quantités produites, mais celles-ci sont considérées dans une perspective dynamique, ce que n'impliquent pas nécessairement les économies d'échelle. Son existence conduit à concentrer la production dans le minimum de sites, sauf si l'expérience est transférable au sein de l'entreprise : dans ce cas, une unité de production démarrant de zéro atteindrait le même niveau de coût qu'une entité produisant depuis longtemps. Cette question est complexe, car elle renvoie notamment à la question des connaissances et des savoirs au sein des firmes.

3) l'existence d'un avantage comparatif pour la réalisation de l'activité dans une ou un petit nombre de localisations Elle peut être interprétée de deux manières différentes : La première renvoie au concept des économies de gamme.

Def : des économies positives de gammes existent lorsqu'une seule firme produit de manière plus efficace des quantités données d'au moins deux biens que deux ou plusieurs firmes séparées.